Autant En Emporte Le Vent. (1886-1887) Par Jean Moréas (1856-1910) (Yanni Papadiamantopoulos.) TABLE DES MATIERES I Madeline. II L'Investiture. III Les courlis dans les roseaux. . . IV On a marché sur les fleurs. . . V Vous avec vos yeux. . . VI Choeur. VII Une Jeune Fille Parle. VIII Historiette. IX Le Judicieux Conseil. X Parodie. XI A Jeanne. XII Je suis le guerrier qui taille. . . XIII Ombre de casemate. . . XIV Parce que du mal et du pire. . . XV Certe il ne sut une autre toi. . . XVI Tes Yeux Sereins. XVII Les feuilles pourront tomber. . . XVIII Je suis las, si las. . . XIX Contre Juliette. XX C'était comme le champ de Pharsale. . . XXI Agnès. I Madeline. Et votre chevelure comme des grappes d’ombres, Et ses bandelettes à vos tempes, Et la kabbale de vos yeux latents, Madeline-aux-serpents, Madeline. Madeline, Madeline, Pourquoi vos lèvres à mon cou, ah, pourquoi Vos lèvres entre les coups de hache du Roi ! Madeline, et les cordaces et les flûtes, Les flûtes, les pas d’amour, les flûtes, vous les voulûtes. Hélas, Madeline, la fête, Madeline, Ne berce plus les flots au bord de l’Ile, Et mes bouffons ne crèvent plus des cerceaux Au bord de l’Ile, pauvres bouffons, Pauvres bouffons que couronne la sauge ! Et mes litières s’effeuillent aux ornières, toutes mes litières à grands pans De nonchaloir, Madeline-aux-serpents. II L'Investiture. Nous longerons la grille du parc, À l’heure où la Grande Ourse décline ; Et tu porteras - car je le veux - Parmi les bandeaux de tes cheveux, La fleur nommée asphodèle. Tes yeux regarderont mes yeux ; - À l’heure où la Grande Ourse décline. Et mes yeux auront la couleur De la fleur nommée asphodèle. Tes yeux regarderont mes yeux, Et vacillera tout ton être, Comme le mythique rocher Vacillait, dit-on, au toucher De la fleur nommée asphodèle. III Les courlis dans les roseaux. . . Les courlis dans les roseaux ! (Faut-il que je vous en parle, Des courlis dans les roseaux ?) O vous joli’ Fée des eaux. Le porcher et les pourceaux ! (Faut-il que je vous en parle, Du porcher et des pourceaux ?) O vous joli’ Fée des eaux. Mon coeur pris en vos réseaux ! (Faut-il que je vous en parle, De mon coeur en vos réseaux ?) O vous joli’ Fée des eaux. IV On a marché sur les fleurs. . . On a marché sur les fleurs au bord de la route, Et le vent d’automne les secoue si fort, en outre. La malle-poste a renversé la vieille croix au bord de la route, Elle était vraiment si pourrie, en outre. L’idiot (tu sais) est mort au bord de la route. Et personne ne le pleurera, en outre. V Vous, avec vos yeux. . . Vous, avec vos yeux, avec tes yeux, Dans la bastille que tu hantes ! Celui qui dormait s’est éveillé Au tocsin des heures beuglantes, Il prendra sans doute, Son bâton de route Dans ses mains aux paumes sanglantes. Il ira, du tournoi au combat, À la défaite réciproque ; Qu’il fende heaumes beaux et si clairs. Son pennon, qu’il ventèle, est loque ! Le haubert qui lace Sa poitrine lasse, Si léger ! il fait qu’il suffoque. Ah, que de tes jeux, que de tes pleurs Aux rémissions tu l’exhortes, Ah laisse ! tout l’orage a passé Sur les lys, sur les roses fortes. Comme un feu de flamme Ton âme et son âme, Toutes deux vos âmes sont mortes. VI Choeur. Hors des cercles que de ton regard tu surplombes, Démon Concept, tu t’ériges et tu suspends Les males heures à ta robe, dont les pans Errent au prime ciel comme un vol de colombes. Toi, pour qui sur l’autel fument en hécatombes Les lourds désirs plus cornus que des égipans, Electuaire sûr aux bouches des serpents. Et rite apotropée à la fureur des trombes ; Toi, sistre et plectre d’or, et médiation, Et seul arbre debout dans l’aride vallée, O Démon, prends pitié de ma contrition : Éblouis-moi de ta tiare constellée, Et porte en mon esprit la résignation. Et la sérénité en mon âme troublée. VII Une Jeune Fille Parle. Les fenouils m’ont dit : Il t’aime si Follement qu’il est à ta merci ; Pour son revenir va t’apprêter. - Les fenouils ne savent que flatter ! Dieu, ait pitié de mon âme ! Les pâquerettes m’ont dit : Pourquoi Avoir remis ta foi dans sa foi. Son coeur est tanné comme un soudard. - Pâquerettes vous parlez trop tard ! Dieu, ait pitié de mon âme ! Les sauges m’ont dit : Ne l’attends pas, Il s’est endormi dans d’autres bras. - O sauges, tristes sauges, je veux Vous tresser toutes dans mes cheveux. Dieu, ait pitié de mon âme ! VIII Historiette. De sa hache - ah qu’il est las - Le chevalier aux blanches armes. À coups de hache Rompre des casques, - ah qu’il est las - Le chevalier aux blanches armes. Et de la jolie fille de Perth, Et de Béatrix et de Bertbe, Et des robes à bordures de perles Et des cheveux sur le cou - ah qu’il est las - Et des bras autour du cou - ah qu’il est las - Le chevalier aux blanches armes. De mourir, - ah qu’il est las - Le chevalier aux blanches armes. IX Le Judicieux Conseil. Pourquoi cette rage, O ma chair, tu ne rêves Que de carnage De baisers ! Mon âme te regarde, En tes joutes, hagarde Mon âme ne veut pas De ces folâtres pas. Aussi, parmi cette flamme, Que venez-vous faire, O mon âme ! Ah, laissez Vos bouquets d’ancolie, Et faites de façon Que l’on vous oublie. X Parodie. Ha, que l’on lève incontinent les caducées Sur mon coeur. Et c’est assez de ces familiers Crève-coeur ; et je m’en vais mettre des colliers Et des rubans aux boucs qui hantent mes pensées. Et c’est assez, ô mon coeur, de ces traversées Risibles. Et soyons les dévots cavaliers ; Et soyons le palais aux joyeux escaliers ; Soyons les danses qui veulent être dansées. Soyons les cavaliers cruels. Soyons encor La farce espagnole : les dagues, les dentelles ; La duègne, le tuteur et le corrégidor, Et don Garcie, et leurs cautèles mutuelles. - Puis, viens, et que nous chantions, sur la harpe d’or, L’azur et la candeur, et les amours fidèles. XI A Jeanne. Ah ! rions un peu pendant que l’heure Le souffre ; Ah, rions sur le bord Du gouffre. Oh, si bon il est de rire, Quand on pense : Que nos coeurs loyaux n’auront point Leur récompense. Si j’avais toujours Votre front proche, Je serais sans peur Et sans reproche. Mais loin de vos yeux Je m’assimile Au fou qui combat Contre mille. XII Je suis le guerrier qui taille. . . Je suis le guerrier qui taille À grands coups d’épée dans la bataille : Son oeil est clair et son bras prompt à férir. Hélas, il va mourir : Car sous la dure maille Par un trou hideux goutte à goutte Fuit tout son sang et sa vie toute. Je suis le pauvre chevalier qui vendit son âme Au diable - honte et diffame - Pour de l’or pipé sitôt. Vous qui semblable à la Vierge Marie M’êtes apparue, ô Dame au coeur haut, Dame à l’âme fleurie, Du toucher de votre main pure Guérissez ma blessure. Et que vos doux yeux Me rachètent les cieux. XIII Ombre de casemate. . . Ombre de casemate Que roussit un vestige de falots, Lacs sereins, frondants coteaux Au déclin du char d’Hécate, Corbeaux Amis des gibets : noirs cheveux qui raffolez De pierreries, Vous n’êtes pas les cheveux de ma Dame. Ils ne sont pas, non plus, ses cheveux, fin Or : Aurores, Bel Arcturus, fulves couchants, Sur les champs Javelles, votre orgueil m’est vain Et vaines vos métaphores. Fragrante cargaison de nefs D’Arabie, mais qu’ils me sont soëfs Les nobles cheveux châtains de ma Dame. Soit que sa main les apprête En bandeaux modestes sur sa tête, Soit qu’ils l’encourtinent déliés, quand amène Elle se fait à ma peine. XIV Parce que du mal et du pire. . . Parce que du mal et du pire Mon âme absout tous les méchants, Et que sur ma lèvre respire Orphéus, prince des doux chants, Qu’au jardin de ma chevelure S’ébattent les ris et les jeux, Que se lève le Dioscure Dans la prunelle de mes yeux ; D’autres ont pu me croire : fête Saoule de drapeaux épanis, Et clairons sonnant la défaite De l’indéfectible Erinnys ; Mais toi, sororale, toi, sûre Amante au grand coeur dévoilé, Tu sus connaître la blessure D’où mon sang à flots a coulé. XV Certe il ne sut une autre toi. . . Certe, il ne sut une autre toi Le Roi Qui dit la femme plus amère que la mort. Car, de vos lèvres pressées, Vous êtes toutes douceurs, amour, Jusqu’à vos lèvres courroucées. Et n’étes-vous Pas, aussi, le doux Mois de Marie, si Votre regard fait fleurie Mon âme aux pâles couleurs. XVI Tes Yeux Sereins. Tes yeux sereins comme le calme Sur les flots de la mer, Me disent : nous serons La palme Sur ton sommeil amer ; Nous verserons Dans ton coeur en péché - Me disent - La paix et l’équité. Tes yeux me disent : Pauvre âme aux pieds meurtris Sur les mauvais chemins, Tes lendemains S’ils s’égaraient encore ! De tes couchers honnis Nous serons l’alme aurore. En nous c’est la fontaine Bénigne du pardon, Nous vous serons l’antienne Et le bourdon, Pauvre âme en dure peine, - Disent tes yeux. XVII Les feuilles pourront tomber. . . Les feuilles pourront tomber, La rivière pourra geler ! Je veux rire, je veux rire. La danse pourra cesser, Le violon pourra casser, Je veux rire, je veux rire. Que le mal se fasse pire ! Je veux rire, je veux rire. XVIII Je suis las, si las. . . - Je suis las, si las, Comment danser, hélas ! - Mets des fleurs dans tes cheveux Et dansons, car je le veux. - Je suis si triste, triste, Comment rire hélas ! - Qu’un marmouset pleure. Rions, car c’est l’heure. Dormir est si doux Que ne mourrons-nous ! - Ah, la Mort, ah, n’est-ce Une menteresse ! XIX Contre Juliette. Pour vous garder de mal empire, Pennon d’Amour et gonfalon, Je vous donnai ma chevelure Couleur des flots sous l’aquilon. Boucliers aux tendres devises, Écus de pleine loyauté, Je vous donnai mes fiers yeux contre Votre propre vulgarité. Coupe de mélodie et baume, Afin de vous extasier Je vous donnai ma bouche vive. Telles les roses au rosier. Dames d’atour et chambrières Attentives à votre arroi, Je vous donnai mes mains plus nobles Que la couronne au front d’un roi. Et je vous donnai - ho ! prodigue - Et je vous donnai par monceaux, Tous les trésors de ma pensée Comme des perles aux pourceaux. XX C'était comme le champ de Pharsale. . . Psyché, mon âme. Edgar Poe. C’était comme le champ de Pharsale : des blessés Hideux Mouraient sur le bord des fossés ; - Là, où nous revînmes tous deux, Avec Psyché, mon âme. Et je lui dis « N’est-ce pas ? » Et je lui dis « Ces arcs comme ils s’écroulent, et ces butins quels oripeaux ! Ah, maudites étaient nos armes, et maudits Nos drapeaux ! Psyché, mon âme ! » C’était comme un Purgatoire, où des ombres aux abois ! Levaient des fronts honteux, Et se tordaient les doigts ; - Là, où nous revînmes tous deux, Avec Psyché, mon âme. Et je lui dis « N’est-ce pas ? » Et je lui dis « Ah, ces damnés que chasse le regret, En fleurs bénignes de Paradis Qui jamais les mettrait, Psyché, mon âme ! » XXI Agnès. Il y avait des arcs où passaient des escortes Avec des bannières de deuil et du fer Lacé, des potentats de toutes sortes - Il y avait - dans la cité au bord de la mer. Les places étaient noires et bien pavées, et les portes, Du côté de l’est et de l’ouest, hautes ; et comme en hiver La forêt, dépérissaient les salles de palais, et les porches, Et les colonnades de belvéder. C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était aux plus beaux jours de ton adolescence. Dans la cité au bord de la mer, la cape et la dague lourdes De pierres jaunes, et sur ton chapeau des plumes de perroquets. Tu t’en venais, devisant telles bourdes, Tu t’en venais entre tes deux laquais Si bouffis et tant sots - en vérité, des happelourdes ! - Dans la cité au bord de la mer tu t’en venais et tu vaguais Parmi de grands vieillards qui travaillaient aux felouques, Le long des môles et des quais. C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était aux plus beaux jours de ton adolescence. Devant ta tante Madame la Prieure, Que tu sentisses quelque effroi Lorsque parlait d’Excommunication Majeure Le vieux évêque en robe d’orfroi, - Tu partais, même à l’encontre du temps et de l’heure, Avec Hans, Gull, Salluste et Godefroy, Courir la bague, pour amuser la veuve Aux yeux couleur de roy. C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était aux plus beaux jours de ton adolescence. Bien assise était la demeure, et certe Il pendait des filigranes du perron ; Et le verger fut grand où hantait la calandre diserte. Et quant à la Dame, elle avait ce geste prompt, Ce « ce me plaît » qui déconcerte ; Et quanta la Dame, elle avait environ Septante et sept saphirs avec un cercle De couronne à son front. C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était la plus no- ble Dame de la cité. Certes les fleurs florirent, et le dictame Florit au verger qui fut grand, en effet. Toute fleur florit au verger ; et quant à la Dame, Son pénal d’arroi fut fait De ces riches draps que rien n’entame, Et ses cavales étaient de Frise, et l’on pouvait En compter cent, et nulle bête qui soit en mer ni en bocage Qui ne fût à fin or portraite sur son chevet. C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était la plus no- ble Dame de la cité. Claire était la face de la Dame, telle la fine pointe Du jour, et ses yeux étaient cieux marins ; Claire était la face de la Dame et de parfums ointe. Claire était la face de la Dame, et plus que purpurins Fruits, fraîche était la bouche jointe De la Dame. Et pour ses crins Recercelés, ne fussent les entraves d’ivoire, Eussent encourtiné ses reins. C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était la plus bel- le Dame de la cité. Cieux marins étaient les yeux de la Dame et lacs que rehausse La sertissure des neiges, et calice cependant. Qu’il éclôt, était sa bouche ; et ni la blonde Isex, ni la fausse Cressida, ni Hélène pour qui tant De barons descendirent dans la fosse ; Ni Florimel la fée, et ni l’ondine armée de son trident Ni aucune mortelle ou déesse, telle beauté en sa force Ne montrèrent, de l’aurore à l’occident, C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était la plus bel- le Dame de la cité. « Soeur douce amie, » lui disais-tu, « douce amie, Les étoiles peuvent s’obscurcir et les amarantes avoir été Que ma raison ne cessera mie De radoter de votre beauté ; Car Cupidon ravive sa torche endormie À vos yeux, à leur clarté, Et votre regarder, » lui disais-tu, « est seul Mire De mon coeur atramenté, » C’était (tu dois bien t’en souvenir) c’était par un soir de la mi-automne. « Vos cheveux traînent jusqu’en bas et nimbent votre face. Et vos sourires sont les duègnes de votre vertu ; Ah, prenons garde que notre âme ne se fasse Putain, Madame, » lui disais- tu. « Vos cheveux traînent, et vos yeux portent d’azur à la fasce D’or, et votre corps est de lys vêtu ; Ah, prenons garde que notre désir ne se farde Pareil à quelque gnome tortu. » C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était par un soir de la mi-automne. « Soeur douce amie, » lui disais-tu, « mon coeur est moire D’eaux claires sous les midis. Madame, » lui disais-tu, « mon coeur est grimoire Tout couvert de signes maudits ; Et je vous eusse cédée pour mille besants et voire Pour quelques maravédis. Soeur douce amie, » lui disais-tu, « pieux cloître Est mon coeur, et sainte fleur en paradis. » C’était (tu dois bien t’en souvenir), c’était par un soir de la mi-automne. Source: http://www.poesies.net